mardi 10 décembre 2013

La mort vous va presque bien

Même si je ne suis pas lecteur de la série Les Légendaires de Patrick Sobral, j'aurais du mal à ne pas être au courant que l'auteur a eu l'audace d'y faire mourir l'un des personnages principaux. Et qu'apparemment, pas mal de lecteurs ont été choqués. Mais pas, je le soupçonne, au point d'abandonner la série. Car la mort d'un personnage important n'a en soi rien de nouveau et la plupart des générations de lecteurs ont vécu au moins un tel "traumatisme". Les amateurs de comic books citeront la mort de Gwen Stacy, celle de Jean Grey ou d'Elektra. Hum, ça fait beaucoup de femmes mortes, ça. Est-ce ma faute si personne à part moi ne semble se rappeler de la mort héroïque du Swordsman dans Avengers ? Par contre, je parie que la mort d'Aragorn dans Le Seigneur des Anneaux est passée moins inaperçue. 
Ce qui me paraît très sain dans ces décès de personnages imaginaires, c'est que d'une part, ils montrent aux lecteurs que le fait d'être du côté des bons ne rend pas immortel (non, ce ne sont pas seulement les "méchants" qui meurent) et que d'autre part, la mort d'un proche est une épreuve douloureuse mais à laquelle on survit. En d'autres termes, qu'il y a un avant et un après, que l'on ne vit pas dans un éternel présent où rien ne change.
J'ai failli écrire que les lecteurs de BD franco-belges étaient moins préparés au "traumatisme" de la mort d'un héros que ceux des comics, mais en réalité il n'en est rien. En effet, si l'on meurt beaucoup dans les comic books, l'on y ressuscite tout aussi souvent, ce qui a pour résultat de rendre la mort d'un personnage tout au plus un petit tracas provisoire. The Walking Dead constitue une heureuse exception, ce qui ne manque pas d'ironie dans une série peuplée de morts vivants. Mais il s'agit d'une série qui est la propriété de ses créateurs, qui ont donc plus de poids sur ce qui s'y passe que les forces commerciales qui tendent à ce qu'une série soit immuable.
Je crois qu'il existe une incompatibilité intrinsèque et malheureusement inévitable entre les exigences créatrices et commerciales. L'auteur veut que ses personnages changent parce que ce qu'ils vivent les fait changer. Le directeur commercial souhaite que les personnages restent toujours pareils afin de pouvoir être déclinés sous d'autres formes, vendus à toujours plus de millions d'exemplaires. Les héros de BD, qui peuvent "vivre" très longtemps, sont particulièrement sensibles à la contrainte commerciale. Quel impact sur un lecteur contemporain peut donc avoir la mort de Gwen Stacy, qui a eu lieu il y a quarante ans en temps réel ? Depuis, Spider-Man a eu le temps de se consoler, de se marier, puis de voir son mariage "effacé" par la magie d'un démon, et tout récemment de "mourir". Ce qui paraissait énorme, monstrueux aux lecteurs de l'époque n'est plus qu'une péripétie parmi d'autres.