samedi 22 février 2014

mercredi 19 février 2014

Qui a peur de la BD gay ?

La toute récente sortie du deuxième album de Jérômeuh, Un Garçon au poil, m'a replongé dans diverses réflexions que je me fais depuis des années - que dis-je, des décennies - au sujet de la presse gay française et de sa relation à la bande dessinée.

Un garçon au poil reprend en album un certain nombre de planches parues sur le Viril blog de Jérômeuh et dans le mensuel Têtu. Mais si vous feuilletez Têtu, ne cherchez pas d'autres planches de la série animée par Jérômeuh : elle n'y paraît plus depuis le changement de formule du mois de juin 2013. La BD n'a jamais occupé dans Têtu qu'une place très mineure, voire pas de place du tout, et cette élimination d'une pauvre planche de BD mensuelle dans un magazine qui compte quand même 148 pages est bien symptomatique de la place occupée par la bande dessinée au sein de la culture gay pour ceux qui s'en veulent les médiateurs : quasiment nulle.
Ce n'est d'ailleurs pas nouveau. La présence d'une série BD dans Têtu relevait déjà du miracle, puisqu'il n'y avait quasiment rien eu de ce genre jusque là dans le magazine (qui existe quand même depuis 1995). Et ce n'est pourtant pas faute, de la part d'auteurs de BD gays, d'avoir essayé de s'y faire une place. Hugues Barthe, par exemple, auteur de Dans la peau d'un jeune homo et Bienvenue dans le Marais, avait déjà essayé en vain de placer des BD dans Têtu
Et la situation pour le moins précaire de la BD dans les médias gays ne date pas d'hier. La revue Gai Pied (parue de 1979 à 1992) avait déjà une relation à éclipses avec la BD, mais au moins, elle en publiait. Citons pour mémoire les BD de Copi, la série Poppers de l'américain Jerry Mills, les bandes de Ralf König et celles de Cunéo, entre autres. Mais Cunéo, qui fut le dernier dessinateur de BD "régulier" de Gai Pied, m'avait confié qu'il lui avait souvent été difficile de placer ses planches dans l'hebdomadaire. Par une ironie de l'histoire, le seul moment de la vie du Gai Pied où une BD de Cunéo était présente chaque semaine sans faillir était durant les derniers mois de publication, quand il tenait en BD une chronique de la mort annoncée de la revue.
Une couverture de Gai Pied
illustrée par le dessinateur
de BD espagnol Nazario.
C'était en 1986.
Tout cela est assez choquant lorsque l'on compare la situation de la BD dans la presse gay d'autres pays. En Grande-Bretagne, un dessinateur comme David Shenton a pu fêter il y a quelques années, trois décennies de présence ininterrompue dans les médias gays locaux. Aux Etats-Unis, c'est la presse gay qui a permis la publication de bandes comme Wendel d'Howard Cruse, Leonard and Larry de Tim Barela et Dykes To Watch Out For d'Alison Bechdel. La série Konrad une Paul de Ralf König a d'abord été conçue comme une bande régulière dans le mensuel allemand Magnus.
La relation entre la presse gay et la bande dessinée relève pourtant d'un intérêt mutuel : le magazine profite de l'effet de fidélisation du lectorat de la BD, qui montre souvent la vie quotidienne des gays d'une manière humoristique (ce qui n'exclut pas les sujets graves) ; en contrepartie, la BD profite de la large audience que lui apporte le magazine (dont ne profite pas une bande publiée directement en album).
Pourquoi la presse gay française n'a-t-elle jamais voulu profiter de cette relation dont tout le monde sort gagnant ? Est-ce parce que, pour ceux qui l'éditent, publier de la BD n'est pas aussi culturellement valorisant que parler de littérature (générale, forcément générale) et d'Art avec un grand A ? La presse gay française serait-elle incurablement élitiste ?

mardi 18 février 2014

D'une certaine BD franco-belge qui ne se porte pas très bien, il faut l'avouer…

Passé aujourd'hui aux éditions Çà et Là pour lesquelles je suis en train de traduire Snakes and Ladders, un monologue d'Alan Moore mis en images par Eddie Campbell. Discussion avec Serge Ewencwyk, créateur de la maison d'édition, qui a récemment publié sur son blog le bilan des ventes de 2013. L'un des sujets abordés était que les éditeurs de BD, qu'ils soient grand ou petits, publient beaucoup de livres dont les ventes ne dépassent pas les quelques milliers, voire les quelques centaines d'exemplaires. La plupart des gens semblent incapables de comprendre que le potentiel de vente d'un livre - et par là toute l'économie qui en découle - ne dépend pas de la taille de sa maison d'édition. Il y avait eu il y a quelques mois une discussion assez animée sur actuaBD au sujet de la rémunération des auteurs dans la revue Papier, publiée par les éditions Delcourt. En me basant sur les informations données par le rédacteur en chef de la revue, Lewis Trondheim, sur son tirage et les ventes escomptées, ainsi que sur son prix de vente, j'avais calculé que la rémunération annoncée me semblait juste. Mais décidément, pour certains participants, l'idée qu'un gros éditeur comme Delcourt envisage de publier et de vendre une revue à "seulement" 3000 exemplaires était le signe d'un manque d'ambition de sa part. Comme on dit en anglais : "damned if you do, damned if you don't".
Ces dernières années, on a beaucoup écrit et commenté sur la surproduction dans le domaine de la BD, et sur les conséquences désastreuses qu'elles auraient sur les revenus des auteurs. J'ai l'impression que l'on a sur ce sujet considérablement généralisé. Il me semble qu'il n'y a pas aujourd'hui un marché de la BD mais des marchés (par exemple celui de la BD jeunesse, celui du roman graphique…) qui ne servent pas les mêmes publics. Celui de ces marchés qui souffre véritablement, c'est celui de la BD de distraction destinée au grand public adolescent et adulte, souvent organisée dans le cadre de genres comme le polar, la fantasy, l'aventure historique, etc. Cette BD, publiée sous forme d'albums cartonnés en couleurs d'une cinquantaine de pages, est en perte de vitesse. Et il est difficile d'imaginer comment elle ne le serait pas puisqu'elle traîne toujours les handicaps structurels qu'elle avait déjà il y a une vingtaine d'années, quand le marché se réduisait à environ 6 à 700 sorties annuelles (contre environ 5000 aujourd'hui) : cherté du support, fréquence de publication trop lente (un album par an), lecture trop rapide… Face à la concurrence des comics américains, des mangas, des séries télé, du cinéma, des jeux vidéo, cette BD de distraction fait de moins en moins le poids. Du moins dans sa présentation actuelle, dans son format de publication actuel. Et sa rentabilité globale est en chut libre. D'où la question : trouvera-t-on le moyen de la rendre à nouveau rentable et quelque peu populaire avant qu'elle ne meure de sa belle mort ?