mercredi 19 février 2014

Qui a peur de la BD gay ?

La toute récente sortie du deuxième album de Jérômeuh, Un Garçon au poil, m'a replongé dans diverses réflexions que je me fais depuis des années - que dis-je, des décennies - au sujet de la presse gay française et de sa relation à la bande dessinée.

Un garçon au poil reprend en album un certain nombre de planches parues sur le Viril blog de Jérômeuh et dans le mensuel Têtu. Mais si vous feuilletez Têtu, ne cherchez pas d'autres planches de la série animée par Jérômeuh : elle n'y paraît plus depuis le changement de formule du mois de juin 2013. La BD n'a jamais occupé dans Têtu qu'une place très mineure, voire pas de place du tout, et cette élimination d'une pauvre planche de BD mensuelle dans un magazine qui compte quand même 148 pages est bien symptomatique de la place occupée par la bande dessinée au sein de la culture gay pour ceux qui s'en veulent les médiateurs : quasiment nulle.
Ce n'est d'ailleurs pas nouveau. La présence d'une série BD dans Têtu relevait déjà du miracle, puisqu'il n'y avait quasiment rien eu de ce genre jusque là dans le magazine (qui existe quand même depuis 1995). Et ce n'est pourtant pas faute, de la part d'auteurs de BD gays, d'avoir essayé de s'y faire une place. Hugues Barthe, par exemple, auteur de Dans la peau d'un jeune homo et Bienvenue dans le Marais, avait déjà essayé en vain de placer des BD dans Têtu
Et la situation pour le moins précaire de la BD dans les médias gays ne date pas d'hier. La revue Gai Pied (parue de 1979 à 1992) avait déjà une relation à éclipses avec la BD, mais au moins, elle en publiait. Citons pour mémoire les BD de Copi, la série Poppers de l'américain Jerry Mills, les bandes de Ralf König et celles de Cunéo, entre autres. Mais Cunéo, qui fut le dernier dessinateur de BD "régulier" de Gai Pied, m'avait confié qu'il lui avait souvent été difficile de placer ses planches dans l'hebdomadaire. Par une ironie de l'histoire, le seul moment de la vie du Gai Pied où une BD de Cunéo était présente chaque semaine sans faillir était durant les derniers mois de publication, quand il tenait en BD une chronique de la mort annoncée de la revue.
Une couverture de Gai Pied
illustrée par le dessinateur
de BD espagnol Nazario.
C'était en 1986.
Tout cela est assez choquant lorsque l'on compare la situation de la BD dans la presse gay d'autres pays. En Grande-Bretagne, un dessinateur comme David Shenton a pu fêter il y a quelques années, trois décennies de présence ininterrompue dans les médias gays locaux. Aux Etats-Unis, c'est la presse gay qui a permis la publication de bandes comme Wendel d'Howard Cruse, Leonard and Larry de Tim Barela et Dykes To Watch Out For d'Alison Bechdel. La série Konrad une Paul de Ralf König a d'abord été conçue comme une bande régulière dans le mensuel allemand Magnus.
La relation entre la presse gay et la bande dessinée relève pourtant d'un intérêt mutuel : le magazine profite de l'effet de fidélisation du lectorat de la BD, qui montre souvent la vie quotidienne des gays d'une manière humoristique (ce qui n'exclut pas les sujets graves) ; en contrepartie, la BD profite de la large audience que lui apporte le magazine (dont ne profite pas une bande publiée directement en album).
Pourquoi la presse gay française n'a-t-elle jamais voulu profiter de cette relation dont tout le monde sort gagnant ? Est-ce parce que, pour ceux qui l'éditent, publier de la BD n'est pas aussi culturellement valorisant que parler de littérature (générale, forcément générale) et d'Art avec un grand A ? La presse gay française serait-elle incurablement élitiste ?

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