dimanche 12 juin 2011

Le grand chambardement de l'univers DC (encore un)

Le moins que l'on puisse reconnaître aux Américains, c'est qu'ils ont le sens de la publicité. Alors que dans le domaine franco-belge, on peine à faire parler de BD autrement qu'au moment du festival d'Angoulême, les éditeurs de comics parviennent régulièrement à mobiliser les médias autour d'événements qui n'en sont que dans le microcosme des lecteurs de comic books, un univers qui ne cesse de se contracter. Le dernier buzz à la mode, c'est l'annonce par DC comics qu'ils allaient relancer en septembre tous les comics qu'ils publient au numéro 1 et faire coïncider ce "grand moment" avec l'inauguration d'un nouvel univers DC. Si l'on ajoute que le grand remaniement éditorial en question succède au crossover de l'été, Flashpoint, durant lequel tout l'univers fictionnel de DC est affecté par un changement lié au personnage de Flash, l'annonce fait furieusement penser à une version moderne du crossover en douze parties Crisis on Infinite Earths et du remaniement éditorial qui s'ensuivit en… 1986.
Grosso modo : on change les données de base et on relance tout à zéro, sans des années de continuité encombrante pour dicter aux scénaristes ce qu'ils peuvent faire ou ne pas faire. Du moins, en théorie. Parce que dans la pratique, l'un des résultats est un univers fictionnel de plus en plus complexe du fait de l'intégration de force dans le monde DC de panthéons super-héroïques entiers venus d'autres maisons d'édition et tombés dans le giron DC par le biais de rachats. Dans le monde de l'entreprise, l'absorption d'une société par une autre se passe rarement sans anicroche (on pourra lire un fort intéressant article à ce sujet dans le numéro du Tigre de juin 2011, "De la mondialisation appliquée à l'édition") mais dans le monde imaginaire des super-héros, c'est généralement une belle catastrophe. Non, même pas belle, en fait. Juste catastrophique.
Pour ceux qui ne connaissent rien aux arcanes de la BD américaine, une explication rapide : les comics de super-héros ont connu une première période de succès à la fin des années 1930 et au début des années 1940, suivie par une éclipse d'une dizaine d'années, avant de revenir en force à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Les deux principaux éditeurs du genre, DC et Marvel, ont alors adopté des stratégies différentes : tandis que Marvel intégrait dans une même continuité toute son histoire, DC situait ses récits contemporains dans un monde faisant partie d'une infinité de mondes parallèles. Ce qui ne pouvait se loger dans l'univers de référence ("Terre-1") trouvait tout naturellement sa place dans un monde parallèle, qu'il s'agisse des héros DC des années 1940 (habitants d'un monde nommé "Terre-2" alors qu'il était chronologiquement apparu en premier, mais passons) ou des personnages rachetés à d'autres éditeurs, ce dont DC ne se privait pas dès les années 1950. Ainsi, les héros des firmes Quality et Fawcett se virent-ils placés sur Terre-X et Terre-S (pour Shazam, ce monde étant celui de Captain Marvel et sa "famille"). La stratégie de DC, inaugurée au début des années 1960, fut brusquement remisée au magasin des accessoires démodés au milieu des années 1980, quand il fut décidé que la seule politique valable en la matière était celle de Marvel et qu'il fallait désormais un univers DC unifié. Ce qui fut fait, après une maxi-série Crisis on Infinite Earths censée donner une "explication" dans la fiction à ce qui n'était rien d'autre qu'une décision éditoriale.
Inutile de dire que l'explication en question n'avait ni queue ni tête (un petit problème de robinets : combien de temps faut-il à une vague de néant pour détruire un univers en théorie infini, et combien de temps faut-il pour que l'opération se répète dans une infinité d'univers également infinis ? À mon avis, très longtemps, mais ce n'est pas celui de Marv Wolfman, le scénariste de Crisis, qui a de toute façon une notion du temps assez élastique puisqu'il situe la France de Louis XIII au Moyen-Âge). Et qu'elle posait plus de problèmes qu'elle ne prétendait en résoudre. Et surtout, à l'issue de Crisis, on se retrouva avec un univers DC salement encombré de super-héros, puisque désormais peuplé de ceux de Terre-1, Terre-2, Terre-X, Terre-S, et par-dessus le marché des personnages rachetés à la maison d'édition Charlton.
Depuis, les choses n'ont fait qu'empirer, DC continuant de racheter des maisons d'édition et leurs catalogues de personnages (ou plutôt de properties, comme on dit dans le jargon des comics). Je ne suis pas sûr du statut des personnages d'Archie Comics/Red Circle, qui ont fait l'objet de deux tentatives ratées pour les relancer, la dernière datant de quelques années à peine, mais par contre, on a pu voir récemment l'univers DC intégrer le "Dakotaverse" contenant les super-héros ethniques de la firme associée Milestone (inactive depuis les années 1990), et le "nouvel univers DC" qui démarre en septembre intégrera l'univers Wildstorm, du nom de la firme fondée par Jim Lee dans le cadre de la maison d'édition Image Comics, et qui était depuis son rachat par DC, considéré comme un univers parallèle.
Ah oui, j'oubliais de le mentionner : DC a réintroduit les univers parallèles depuis pas mal d'années, d'abord dans le cadre du concept assez flou d'"Hypertemps", puis de manière officielle suite à la série hebdomaire 52. Depuis, l'univers DC est un parmi cinquante-deux univers parallèles. Pourquoi cinquante-deux ? Je n'en ai aucune idée et cela ne m'empêche pas de dormir. En tout cas, il semble que l'univers Wildstorm ait jusque là fait partie de ces cinquante-deux mondes parallèles. Et que la principale raison de sa brusque fusion avec l'univers DC (enfin plutôt, avec le monde de référence de l'univers DC) soit la montée en grade de Jim Lee, désormais l'un des principaux responsables éditoriaux de la firme.
Alors une fois de plus, comme il y a vingt-cinq ans, une décision éditoriale entraîne une modification de l'univers fictionnel. Ce n'est d'ailleurs pas la seule. DC n'en finit pas, ces derniers temps, d'annoncer ce qui va changer, et mon camarade Alex Nikolavitch s'est exprimé sur son blog au sujet du sacrilège que représente pour lui la disparition du slip rouge de Superman. (Je trouve que mes amis hétérosexuels ont parfois d'étranges priorités.) Pour ma part, ce qui m'a interpellé au niveau du vécu, c'est le relaunch imminent de Stormwatch (sur scénario du toujours intéressant Paul Cornell) avec en arrière-plan le retour du couple gay le plus célèbre des comics, Appolo et le Midnighter. D'un côté, je trouve assommant cette énième intégration d'un univers fictionnel étranger dans celui de DC, qui commence à être tellement encombré de super-héros qu'on ne doit plus pouvoir aller y faire ses courses à l'épicerie du coin sans tomber sur un règlement de comptes entre représentants du bien et suppôts du mal. De l'autre, je comprends parfaitement cette nécessité de valoriser des personnages et des séries en les situant dans le "véritable" univers DC et non pas dans un monde parallèle à la périphérie (et donc non concerné par les crossovers qui viennent régulièrement relancer la machine des ventes).
Verra-t-on un team up entre Superman et Batman et Apollo et le Midnighter (qui sont les Superman et Batman de l'univers Wildstorm) ? Si c'est le cas, malgré tout ce que je viens de dire, j'achète.

C'est peut-être le but non avoué de DC, d'ailleurs : rameuter quelques lecteurs en augmentant la part visible des minorités. La nouvelle Justice League of America n'est rien d'autre que celle de 1960 où l'on remplace le vert Martian Manhunter par le noir Cyborg (ex-Teen Titan). Et le martien en question, que devient-il ? Il se retrouve dans Stormwatch, aux côtés , entre autres, du Midnighter. Je ne sais pas si l'on en veut à mon argent, mais cela ne me semble pas totalement exclu.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

L'idée d'intégrer l'Authority, même par le biais de Stormwatch, dans le même univers que la JLA me semble aussi stupide que problématique: on a maintenant dans le même univers des héros et leur propre commentaire, des héros connus pour avoir réellement changé leur univers ravalés au stade habituel de héros qui feignent des modifications qui ne prennent jamais...

Sans compter l'aspect acte manqué d'une décision qui arrive deux ou trois ans trop tard, après l'interminable Crisis qui semble avoir eu pour intention initiale de mener à ce nouveau reboot.

Et on va encore avoir droit à une rafale de nouvelles origines. Je crois que c'est ce que je trouve le plus pénible dans toute cette histoire.

Jean-Paul Jennequin a dit…

Même pas ! Si j'ai bien compris, on ne donnera pas les origines d'emblée, laissant au lecteur le soin d'en apprendre plus sur le passé du héros au fur et à mesure (à la Wolverine).

Effectivement, je n'avais pas pensé que dans l'univers Wildstorm, un groupe comme The Authority s'est, à un moment donné, mis au-dessus de tous les gouvernements. Si, dans le même monde, il y a la Justice League, je vois mal une telle action se passer sans que les deux groupes entrent en conflit. À moins justement qu'il n'y ait pas d'Authority dans ce nouvel univers, juste un Stormwatch.

Dans un cas comme dans l'autre, c'est agaçant.

Alex Nikolavitch a dit…

Navré de me concentrer sur des détails comme le slip rouge, mais les suites de Final Crisis (Blackest Night, notemment) avaient réussi à me faire décrocher totalement de l'univers DC, ce qui fait que je ne peux plus commenter que ces adaptations superficielles (déjà, c'est avec l'annonce de Stormwatch que j'ai appris que le Martian Manhunter n'était plus mort).

c'est grave, docteur ?

Jean-Paul Jennequin a dit…

Rassure-toi, je crois que ton cas est tout à fait normal. Moi-même il y a belle lurette que je ne suis plus tout ça que par Newsarama interposé.

Je lisais pas plus tard qu'hier un commentaire pertinent sur ce prochain relaunch de DC : Geoff Johns, qui est celui qui a le plus travaillé à redonner du peps et de la cohérence à l'univers en question ces dernières années (après, on aime ou on n'aime pas les moyens utilisés), voit une grande partie de son boulot anéanti et lui-même obligé de participer au bousillage. Le destin a le sens de l'ironie.