Lu dans le supplément
culturel du Guardian un amusant
article d’Ewan Morrisson, "The China Supremacy", essayant d’imaginer l’état de
l’édition dans trente ans. Le postulat de base – une économie mondiale
désormais dominée par la Chine – n’est pas toujours convaincant.
De plus, si Morrison semble
très au courant des plus récentes tendances de l’édition, y compris l’édition
numérique, sa connaissance de la bande dessinée paraît de seconde main. Il
imagine le succès d’une forme hybride, le « emook » qui se situe
« quelque part entre une BD, un livre et un ebook amélioré ». On ne saisit pas très bien la
différence qu’il fait entre une BD (« a comic ») et un livre, comme
s’il n’était pas au courant de l’existence des romans graphiques.
D’autre part, le grand
succès en matière de fiction en 2043 est un superhéros nommé Toxic Man produit
par « une équipe en Chine » et qui prend la forme d’une
« BD/emook/série télé/jeu vidéo/série de films ». On peine un peu à
déterminer en quoi consiste précisément ce joyeux gloubliboulga, mais on finit
par comprendre que pour Morrison,
l’avenir de la fiction se situe dans la déclinaison multimédia de
personnages qui finissent par prendre une vie propre. L’idée est séduisante et
nécessite d’être creusée. Cependant, elle me paraît basée sur un malentendu.
L’auteur ne connaît visiblement de la BD que ce qui filtre dans les médias par
le biais de films blockbusters,
de jeux vidéos, de séries télé, etc. Dans un tel contexte, on peut avoir
l’impression que la bande dessinée est une usine à produire des personnages (ou
plus exactement des superhéros) qui seront déclinés dans les différents médias
par des tâcherons tout aussi anonymes que les créateurs des dits personnages.
On ne peut pas lui donner
tout à fait tort quand on sait que les héritiers de Siegel et Shuster
(créateurs de Superman) et de Jack Kirby (créateur d’à peu près les deux tiers
de l’univers Marvel) peinent encore à faire reconnaître la paternité créative
de leurs parents sur des figures connues de tous. Un peu comme si seuls les
spécialistes savaient qu’Arthur Conan Doyle a créé Sherlock Holmes ou Alexandre
Dumas les Trois Mousquetaires.
Morrison fait de son Toxic
Man « le premier « nouveau » superhéros inventé depuis 1989. »
La date n’est apparemment pas innocente puisqu’il s’agit de l’année de la chute
du Mur de Berlin et que l’Occident ayant perdu son pire ennemi sembla désormais
incapable de s’inventer de nouveaux superhéros. On ne voit pas très bien sur
quoi l’auteur se base pour imaginer un tel scénario. D’une part, il ne définit
pas ce qui rend un superhéros « nouveau », ni quel serait le dernier
« nouveau » superhéros créé avant cette date fatidique de 1989. Quand
il écrit qu’ « en 2013, nous nous sommes rendu compte que les
superhéros occidentaux en étaient au stade terminal du recyclage », il
renvoie à un article de Joe Queenan concernant le traitement des superhéros par
Hollywood. Pas vraiment ce que j’appellerais une connaissance de première main.
Bref, le portrait que
dresse Morrison du marché mondial de l’édition en 2043, malgré des intuitions
intéressantes, me paraît vicié à la base par une méconnaissance visible de tout
ce qui, dans l’édition, ne relève pas de la littérature dite générale. L’idée
selon laquelle les superhéros – et par extension toutes les bandes dessinées –
sont des produits fabriqués en équipe dans le cadre de stratégies multimédia
n’apparaîtra sans doute pas comme fausse à la plupart de ses lecteurs, qui n’en
savent pas plus que lui en ce domaine. Elle n’est pourtant que la résurgence
moderne de cette vieille confusion que font encore beaucoup de gens entre
« bandes dessinées » et « dessins animés ». Elle est aussi
typique de l’attitude de ceux pour qui la seule culture est la
« grande » culture et qui pensent qu’une connaissance parcellaire de
la culture dite populaire (ou « de masse ») est suffisante pour
s’aventurer dans des spéculations où même des experts ne se hasarderaient
qu’avec moult précautions.